Compassion

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La compassion peut être dérangeante dans la mesure où elle est souvent associée à quelque chose de non joyeux. Lorsqu’on demande à des personnes de dire en un mot ce qu’évoque pour elles la compassion, on obtient un vaste éventail de réponses[1]. Alors, cet article reprendra la plupart des mots couramment associés à la compassion. Pour ce faire, l’évolution de la compassion sera présentée sous l’angle scientifique (biologie, psychologie, neurologie) et religieux. Il existe un problème consensuel au niveau de la définition de la compassion. Alors, signalons d’emblée que tout ce qui est dit de la compassion est « une proposition » parmi diverses approches. Le dictionnaire Larousse[2] propose l’étymologie suivante du mot compassion : du latin compatio, de compati, qui veut dire « souffrir avec ». Définition semblable dans le Gaffiot[3] qui indique que compassion vient de compassio, onis, f. (compatior) et signifie « souffrance commune »[4].

1- Regard scientifique

Du point de vue biologique, la compassion est partie intégrante de la nature humaine. Robert Wright[5], journaliste et philosophe s’étant intéressé à la théorie évolutionniste darwinienne, appuie cette idée à partir de la conception darwinienne de l’évolution. Ainsi, la compassion serait contenue dans les gènes humains. Manifestement, cet auteur évoque dans un premier temps le principe de « sélection des parents » (kin selection) pour souligner que la compassion entraine un être à aider son semblable. Ainsi ce principe montre que la compassion se déploierait uniquement dans le contexte familial et si on considère qu’elle est naturelle, alors ce principe présente une certaine limitation. Dans un second temps, R. Wright parle d’« altruisme réciproque » (« reciprocal altruism« ), principe reposant sur le fait que la compassion pousse à faire des bonnes choses pour des personnes qui ont tendance à rendre la pareille. C’est une conception égoïste de la compassion, mais logique pour les biologistes. Toutefois, l’auteur souligne que la prise de conscience de notre « interdépendance » avec les autres peut nous aider à les reconnaître comme étant des nôtres. Il présente ensuite « l’imagination morale » (« moral imagination« ) qui est la capacité à se mettre dans la peau des personnes en situation difficile. Cela peut, selon lui, aider à véhiculer la compassion. En somme, du point de vue biologique la compassion fait partie de la nature humaine, mais nous avons tendance à la déployer de manière sélective.

Plusieurs études cliniques appuient l’idée que la compassion employée lors de soins présente des effets bénéfiques pour les patients[6]. En psychologie, certains auteurs ont étudié le rapport entre la compassion, l’empathie, la bonté, la pitié et l’altruisme. Selon les observations cliniques de quelques psychologues, la compassion présente trois facettes : (1) reconnaissance de la souffrance (aspect cognitif), (2) ressentiment (réponse émotive ou empathie) et (3) réponse (action). D’autres chercheurs rajoutent deux facettes à ces trois tout en employant des termes différents : (1) sensibilité (reconnaissance), (2) empathie et sympathie (ressentiment), (3) motivation/attention (réponse), (4) tolérance de la détresse (habileté à tolérer une émotion intense), (5) non-jugement (habileté à tolérer la condition de l’autre face à la colère, au dégoût, etc.). Ces facettes de la compassion s’appliquent, selon ces scientifiques, aux proches ou aux familiers, mais aussi aux inconnus. Ils parlent aussi de « self-compassion »[7] qui, selon eux, est la compassion dirigée vers « soi ». C’est en quelque sorte un prérequis pour la compassion envers les autres ou « other-compassion ». En effet, la « self-compassion » repose sur trois principes : (1) la bonté (non-jugement envers soi), (2) l’attention (conscience de l’habileté à la tolérance), (3) l’humanité commune (voir la souffrance comme faisant partie de la condition humaine). D’autres éléments sont liés à la compassion du point de vue psychologique à l’instar de l’empathie, de la pitié et de la bonté. Ainsi, l’empathie est entendue comme étant le pouvoir de s’identifier mentalement avec une personne ou l’objet d’une contemplation[8]. Elle est essentielle à la compassion. Toutefois, elle s’applique à un vaste éventail de situations tandis que la compassion résulte d’une réponse, d’une décision. La pitié présente plusieurs inclinations à la compassion, mais ne requiert pas d’aide. La bonté est, quant à elle, une qualité, celle d’être bon, généreux et bienveillant. En somme, la compassion est une construction complexe qui inclut l’émotion (mais elle est plus qu’une émotion), la sensibilité à la souffrance, la compréhension de son universalité, l’acceptation, le non-jugement, la tolérance de la détresse et les intentions d’agir par des moyens utiles[9].

En neurologie, une distinction est faite entre l’empathie et la compassion. Étymologiquement, empathie vient du grec empathea ou passion (en = dans/pathos = sentiment). L’empathie est ainsi présentée comme étant la capacité de partager les sentiments d’autres personnes sans qu’il y ait de confusion entre soi et les autres[10], tandis que la compassion est décrite comme un sentiment « pour » (et non « avec ») l’autre. Des essais cliniques effectués sur des personnes mises face à la souffrance de l’autre ont permis à des chercheurs de souligner que l’empathie produit deux réponses : (1) positive ou compassion, (2) négative ou détresse empathique[11]. D’autres tests montrent que la capacité de sentir la souffrance de l’autre ne relève pas simplement ou seulement de la personne ou encore de la situation, mais peut aussi être influencée par un « entrainement », c’est-à-dire un exercice : « Loving Kindness Training » (LKT)[12]. C’est une pratique mentale qui s’effectue sur soi, qui s’appuie sur le développement de la bonté à travers un exercice basé sur l’imagination. L’étape initiale consiste de fait à visualiser une personne dont on se sent proche, puis, graduellement on étend le sentiment de bonté, par la visualisation, envers un inconnu. En y ajoutant de la compassion, cet exercice devient “Loving Kindness and Compassion Training” (LKCT)[13]. Somme toute, d’un point de vue psychologique et neurologique, il y a une importante distinction entre l’empathie et la compassion, car les analyses d’imagerie médicale par résonance magnétique (iRM) de personnes soumises à ces deux émotions présentent des réactions différentes à diverses zones du cerveau (cortex).

2- Regard religieux

Nous avons présenté quelques démonstrations scientifiques soutenant que la compassion fait partie de la nature humaine. Toutefois, la « proclamation » de la compassion n’est pas suffisante. Robert Wright argue que la compassion est un chemin à entreprendre, un apprentissage et c’est, selon lui, le rôle de la religion. Cela consiste à nous amener à reconnaître que nous sommes tous ensemble dans le même bateau[14], celui de la famille humaine. La compassion a donc une importance capitale dans l’existence humaine, à un tel point que plusieurs traditions religieuses la placent au centre de leur système de croyances[15]. Le bouddhisme met en corrélation « selfcompassion » (soi) et « othercompassion » (l’autre). La compassion est donc un voyage qui commence avec soi-même pour être tourné vers l’autre. Sans cette dynamique, elle n’est qu’utopie, qu’un rêve, juste des mots[16]. On parle dans le bouddhisme de « compassion occasionnelle » mue par l’empathie. Celle-ci est inscrite dans le cœur humain et est la fenêtre par laquelle l’humain atteint ses semblables, pose des gestes qui changent la vie de l’autre. Par ailleurs, dans la conception bouddhiste, la souffrance est partie intégrante de l’expérience humaine. Ainsi, souffrir [avec l’autre] c’est être véritablement incarné dans le réalisme humain. En ce sens, la véritable conception de la compassion, selon le Dalaï-Lama, comprend « sagesse » (wisdom) et « bonté » (loving kindness). Autrement dit, nous sommes appelés à appréhender la nature de la souffrance de l’autre, ainsi qu’à vivre l’expérience de la profonde intimité et empathie avec les humains[17]. Le moine bouddhiste Matthieu Ricard rappelle l’importance de la compassion du point de vue laïque : « Un entraînement laïc à aimer la bonté et la compassion pourraient donc permettre au personnel soignant de mieux aider les patients souffrants, sans que pour autant il présente ce débilitant syndrome d’épuisement professionnel, qui se développe fréquemment après une exposition prolongée à la seule empathie[18]. »

La compassion dans le judaïsme présente un caractère divin, car c’est l’attribut même de Dieu qui, dans l’Ancien Testament (AT) est présenté comme le Dieu compatissant, de tendresse et d’amour (Ex 34, 6). Ainsi, l’humain créé à l’image de Dieu (Gn 1, 27) est appelé à lui ressembler, et ainsi à être compatissant comme lui. C’est ainsi que plusieurs personnages dans l’AT à l’instar de Ruth (Ru 1, 6-18) incarnent le modèle de personne compatissante faite à l’image de Dieu, modèle à suivre. Par ailleurs, la compassion a une puissance telle qu’elle peut faire surgir à l’intérieur de l’humain des émotions incontrôlables à la suite d’évènements tragiques ou difficiles (enterrement, catastrophe, etc.)[19]. La compassion est tournée vers l’autre, elle comprend la peine de l’autre, mais aussi sa propre connexion avec l’univers tout entier. C’est ce que Jackie Tabick appelle « connectivité des choses ». Cela repose sur le fait que les actes posés en un lieu donné ont un impact ailleurs dans le monde. Aussi, cela permet de comprendre la connectivité entre son besoin et celui de l’autre.

Dans le christianisme, on parle souvent de miséricorde[20]. Du latin Misericordia, la miséricorde réfère à la compassion, la pitié. En ce sens, être miséricordieux revient à être pris de compassion. De plus, compassion vient du latin Compassio qui signifie « souffrance commune. » « La misericordia émane de [l’humain] misericors, celui dont le cœur réagit devant la misère d’autrui[21]. » Cela indique alors que la miséricorde est la disposition à partager la souffrance de l’autre, à être touché par la souffrance de l’autre au plus profond de ses entrailles. La compassion nous rend participants de l’humanité des autres et nous ne pouvons plus, de ce fait, rester indifférent devant la souffrance de l’autre comme le rappelle saint Paul : « Et si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui. » (1 Co 12, 26) Le christianisme, à l’instar du judaïsme, souligne que l’humain a pour vocation d’imiter Dieu et par le fait même, de développer cette qualité. La compassion est alors une vertu à développer. Elle est liée à « l’amour » qui en est le moteur[22] et dont le principe est de « tourner vers l’autre »[23].

3- Synthèse

La compassion pourrait être entendue comme un processus cognitif et comportemental consistant en cinq éléments référant à la fois à  « selfcompassion » et à « othercompassion » : (1) reconnaissance de la souffrance, (2) compréhension de l’universalité de la souffrance dans l’expérience humaine, (3) sentiment d’empathie pour la personne souffrante, (4) tolérance de l’inconfort du sentiment suscité face à la personne souffrante, (5) motivation et action pour soulager la souffrance. La compassion, à l’instar de l’amour, se découvre, se cultive, se pratique. Elle ne peut se commander. Avoir de la compassion n’est pas une plaisanterie, c’est un long voyage qui nécessite de plonger en soi (selfcompassion), un travail sur soi-même, mais qui par la suite ouvre vers le monde (othercompassion), vers l’autre. Du point de vue religieux, l’humain est alors capable, à l’instar de Dieu, de se laisser toucher dans ses entrailles par la souffrance de l’autre. Toutefois, cela n’est point possible par miracle, mais par un engagement personnel, par une prise de décision mettant en marche. Finalement, pour découvrir la compassion, nous sommes invités à être compatissants. C’est comparable à la natation dans la mesure où pour savoir nager il faut s’y exercer continuellement jusqu’à y parvenir.

© Léandre Syrieix

 

Liste de références

Cerbelaud, Dominique, « Miséricorde », dans Lacoste, Jean-Yves et Olivier Riaudel (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, Quadrige/PUF, 2007, p. 891-893.

Richard, Matthieu, « L’empathie et la pratique intensive de la compassion » [http://www.matthieuricard.org/blog/posts/l-empathie-et-la-pratique-intensive-de-la-compassion] (consulté le 19/09/2017).

Saraswati, Swami Dayananda «The Profound Journey of Compassion » [https://www.ted.com/talks/swami_dayananda_saraswati] (consulté le).

Singer, Tania et Olga M. Klimecki, « Empathy and compassion », Current Biology 24/18 (2014), p. R875-R878.

Strauss, Clara et collab., « What is compassion and how can we measure it? A review of definitions and measures », Clinical Psychology Review 47/Supplement C (2016), p. 15-27.

Tabick, Jackie, « The Balancing Act of Compassion » [https://www.ted.com/talks/jackie_tabick] (consulté le 10/09/2017).

Wright, Robert «The Evolution of Compassion » [https://www.ted.com/talks/robert_wright_the_evolution_of_compassion?language=fr] (consulté le 10/09/2017).

[1] Empathie, pitié, disposition, sentiment, sensibilité, attitude, émotion, amour, bonté, pitié, sympathie, miséricorde, capacité, ressentiment, réponse, réaction, tolérance, « feeling », attention, don, manifestation, engagement, qualité, dynamisme, altruisme…

[2] Le petit Larousse illustré, édition 2013.

[3] Dictionnaire latin en ligne.

[4] http://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=compassio (consulté le 17 septembre 2017)

[5] Robert Wright, « The Evolution of Compassion » [https://www.ted.com/talks/robert_wright_the_evolution_of_compassion?language=fr] (consulté le 10/09/2017).

[6] Clara Strauss, et coll., « What is compassion and how can we measure it? A review of definitions and measures », Clinical Psychology Review 47/Supplement C (2016), p. 16.

[7] Ibid., p. 17.

[8] Ibid., p. 18.

[9] Ibid., p. 26.

[10] Tania Singer et Olga M. Klimecki, « Empathy and compassion », Current Biology 24/18 (2014), p. 875.

[11] Ibid., p. 878.

[12] Ibid., p. 876.

[13] Ibid., p.

[14] R. Wright, « The Evolution of Compassion »).

[15] C. Strauss, B. Lever Taylor, J. Gu, W. Kuyken, R. Baer, F. Jones et K. Cavanagh, « What is compassion and how can we measure it? A review of definitions and measures », p. 16.

[16] Swami Dayananda Saraswati, « The Profound Journey of Compassion » [https://www.ted.com/talks/swami_dayananda_saraswati] (consulté le).

[17] C. Strauss, B. Lever Taylor, J. Gu, W. Kuyken, R. Baer, F. Jones et K. Cavanagh, « What is compassion and how can we measure it? A review of definitions and measures », p. 17.

[18] Matthieu Richard, « L’empathie et la pratique intensive de la compassion » [http://www.matthieuricard.org/blog/posts/l-empathie-et-la-pratique-intensive-de-la-compassion] (consulté le 19/09/2017).

[19] Jackie Tabick, « The Balancing Act of Compassion » [https://www.ted.com/talks/jackie_tabick] (consulté le 10/09/2017).

[20] Léandre Syrieix, « Miséricorde, Pardon, Oubli », http://leandresz.com/archives/3587

[21] Dominique Cerbelaud, « Miséricorde », dans Jean-Yves Lacoste et Olivier Riaudel (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, Quadrige/PUF, 2007, p. 891.

[22] En effet, la compassion mue par l’amour devient dynamique et nous engage, elle nous ouvre à l’autre dans la mesure ou « L’Amour prend patience ; l’Amour rend service ; l’Amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. » (1 Co 13, 4-7)

[23] Léandre Syrieix, « Le principe de l’amour », http://leandresz.com/archives/3787

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